Sortir : Pourquoi un film sur la banlieue ?

Céline Sciamma : En fait je n'ai filmé que cela. J'ai fait trois films sur la banlieue. Ici on est dans la cité, mais le point de départ c'est avant tout les filles, que je croise dans la rue, en groupe, solidaires dans une énergie folle. Dans un rapport à l'espace public comme scène, où elles jouent quelque chose et je me dis que ce sont déjà des personnages, j'ai envie de les regarder. Je constate aussi qu'elles sont très peu regardées. C'est donc un geste de cinéma avec une nécessité forte et la banlieue comme terrain de prédilection parce que j'ai l'impression que les enjeux qui sont sous-terrains ailleurs y sont à l'air libre. C'est un lieu propice à la dramaturgie du contemporain. Le projet c'est de regarder ces filles d'aujourd'hui mais aussi de les faire rentrer dans le romanesque, à travers un récit d'initiation qui quelque part répond toujours aux mêmes règles : devenir une jeune fille pour écouter ses désirs, s'émanciper, se confronter à son époque, son milieu, sa famille.

 

Sortir : Pour l'écriture du scénario, vous êtes-vous nourrie de l'histoire de ces filles ?

C. Sciamma : Non je ne voulais pas d'histoires entendues, je voulais vraiment écrire une fiction. Ensuite, pendant le casting j'ai rencontré 300 filles, avec ce qu'elles amenaient, mais je n'ai pas choisi mes interprètes en les interrogeant sur leur biographie. Elles ont des trajets très différents, elles ne viennent pas toutes de banlieue. Je les ai prises pour leur faculté à interpréter des personnages. Il y avait aussi la nécessité de trouver des natures fortes qui pouvaient créer le groupe avec sa synergie. La personne la plus difficile à trouver était l'héroïne, parce qu'elle va se métamorphoser donc il fallait que ce soit une « page blanche », un espace de projection et d'identification pour le spectateur et un visage à réinventer pour moi.

 

Sortir : On a l'impression que le film pourrait s'arrêter à plusieurs moments, lors des découpages créés par les noirs.

C. Sciamma : Oui, mais ce n'était pas une tentation, car pour moi c'était très important de raconter un destin individuel qui va au bout de son parcours. Par rapport à mes précédents films, il traite du passage à l'âge adulte. Je pense que c'est la dernière fois que je traite de ce passage, donc symboliquement je voulais l'amener jusqu'à ce seuil.

 

Sortir : C'est un film très physique.

C. Sciamma : Oui, je voulais être dans l'énergie physique de l'adolescence, une énergie positive. C'est une façon de regarder les filles dans toute leur richesse, leurs possibles. C'était important qu'elles soient des enfants, et en même temps très mûres, fragiles, solidaires... Je voulais qu'elles soient comme elles sont réellement: incroyablement riches, contrastées, paradoxales, contradictoires... Les personnages les plus profonds possibles.

 

Sortir : La musique tient une place importante dans le film. Comment s'est passée la collaboration avec Para One, qui a réalisé la B.O ?

C. Sciamma : Il a fait la musique de mes deux premiers films. Je l'ai rencontré à l'école de cinéma où j'étais sa scénariste. Pour moi c'est une évidence, on approfondit notre réflexion sur la musique de cinéma. Avec cette fois un thème très présent. Il y a une volonté d'aller vers la musique électronique parce que pour moi elle est vraiment cinégénique, elle a l'amplitude de la musique classique et on peut jouer avec les textures. Cela donne une B.O riche.

 

Sortir : Il y a une notion de critique sociale dans votre film, on y voit le poids de la domination masculine...

C. Sciamma : Oui, globalement il se trouve que les garçons sont dominants culturellement. Le film raconte cette domination. Il raconte même à travers le trajet de Marieme comment on devient dominant. Elle accède à une certaine consécration, et en devenant « le chef », elle-même devient le censeur de sa propre sœur. Le film observe et soulève des questions autour de ces sujets.